Les épidémies sont des révélateurs, toujours. Que révèlent-elles ? Le degré d’organisation, ou de désorganisation, des sociétés. La capacité, ou l’incapacité, des pouvoirs à bâtir une ligne prophylactique défensive. La volonté d’une société, ou son absence de volonté, à se solidariser et à faire bloc. La mutation dans l’expertise et la gestion des affaires publiques, qui change de camp et bénéficie aux spécialistes de la sécurité et du contrôle. La puissance des rumeurs, l’émergence de charlatans et le retour du religieux. La recherche d’ennemis souterrains et de propagateurs mal-intentionnés. Sans omettre l’essentiel, la peur de la maladie invalidante et de la mort, peur rampante ou peur panique.
Prodigue de désordre, de mobilisation et de stratégies d’évitement de tous ordres (fuir, se claquemurer, oublier), l’épidémie vient aussi modifier le comportement culturel de ceux qui l’endurent. Confronté à sa présence toxique, entêtante et déstructurante, l’esprit se concentre plus fortement sur l’événement, l’histoire immédiate, l’information et l’échange de savoirs protecteurs. La culture du réel triomphe, la fiction se met entre parenthèses.
La pratique culturelle personnelle est une affaire de géographie intime. Je fais mes courses, je suis pris par le travail, je m’occupe des enfants ou de mes parents, le « dehors » l’emporte et accapare toute ma conscience. Le « dehors » : appelons-le le réel, le quotidien, les événements, l’histoire immédiate dont les échos me parviennent par le canal médiatique.
Je lis un roman ou de la poésie, écoute une symphonie, visionne un film, assiste à une pièce de théâtre, le « dedans » cette fois l’emporte et recalibre ma conscience des choses. Des choses du monde extérieur, je m’écarte. Quittant l’actualité, je m’installe alors dans ce métamonde que représente mon univers sensible et intellectuel particulier. Le « dedans » : appelons-le la fiction.
Les échanges entre « dehors » et « dedans », entre réalité et fiction, font en nous l’objet de mouvements complexes, soumis à allers et retours. Si le « dehors » est banal, quelconque, mou, peu mobilisateur (il ne s’y passe rien, ou rien qui m’intéresse ou suscite mon attention), le « dedans » a tout loisir, dans ma conscience, de venir prendre une place généreuse, exclusive peut-être. Je jouis alors en perfection du roman ou de la poésie que je lis, de la symphonie que j’écoute, du film que je visionne, de la pièce de théâtre à laquelle j’assiste. Paradoxalement, la fiction, domaine pourtant des représentations et des avatars, réclame pour opérer que j’aie foi en elle. Pour en jouir à plein, je dois « entrer » dans l’œuvre à laquelle je dédie mon attention, me disposer à croire mordicus qu’elle mérite de me coloniser. À cette œuvre où j’ai plongé ma conscience, mon imaginaire, ma vie, il me faut me donner, me fusionner. La seule garantie possible d’un intense « moment » culturel.
Venons-en au fait, les relations entre réalité et fiction à l’heure de l’actuelle crise sanitaire du Covid-19. Pour constater d’emblée cette brutale mutation des relations, en moi, en nous, entre « dehors » et « dedans ». Qui domine, en ces jours calamiteux de confinement, de séparation sociale, d’incertitude, de solitude, d’angoisse, de compagnonnage avec la mort et son triomphe ? Le « dehors » a pris toute la place. Le « dehors » : la maladie et ses évolutions mal prévisibles, sa gestion non forcément bien assurée au niveau politique ou particulier, ses ravages et le repli social qu’elle impose, la mutation radicale des formes de vie qui en dérivent.
Ce retour cinglant du réel anesthésie d’emblée toute foi mise dans quelque fiction que ce soit. Parce que la réalité, ici, dépasserait la fiction, comme l’on dit ? Non. On n’en est pas arrivés encore, en dépit de mesures autoritaires imposées aux citoyens que nous sommes pour éviter la sur-propagation (confinement, distanciation sociale, couvre-feu) à ces situations invivables que nous proposent depuis belle lurette science-fiction dystopique ou récits apocalyptiques sortis d’imaginations plus noires que le noir. Non, notre monde soumis à l’énergie létale du Covid-19 n’est pas devenu la « zone » de Stalker, un univers où bien peu, à moitié-fous, s’aventurent, et à leurs risques et périls. Non, l’économie générale, à ce stade de l’épidémie, ne nous oblige nullement à adopter le business model de Soleil vert, ce film apocalyptique de Richard Fleischer où les humains, pour survivre, entretiennent une économie de subsistance où faute de merles et de grives, l’on transforme les cadavres de nos semblables décédés en croquettes alimentaires. Nous pouvons sortir si nécessaire, jusqu’aux barrières, que l’on contourne parfois. Nous pouvons faire nos courses dans des supermarchés achalandés. Les activités, quoique ralenties, via le télétravail ou la réquisition, continuent.
Rien d’une catastrophe irrémédiable, rien encore de l’absolu de la catastrophe, donc. Pour autant, aucune chance que la fiction capture notre esprit.
Tel quel, le « dehors » – le réel – offre à présent une matière si dense, si prenante et envoûtante qu’il est vain d’espérer se mobiliser pleinement pour quelque jouissance que ce soit de nature culturelle. Lundi 23 mars 2020, au moment où s’achève en France la première semaine de confinement des populations, l’opéra de Paris offrait en streaming la diffusion gracieuse de Don Giovanni. Chef-d’œuvre majeur et indiscutable que cet opéra, un Mozart au sommet, un livret de Da Ponte étincelant (« Ma in Ispagna son gia mille e tre ! ») plus une exécution de très haute volée, mais quoi ? Le harcèlement puis la tentative de viol de Dona Anna, même à l’ère post-Weinstein, la mort du Commandeur, même à l’heure post-Gilets jaunes du refus du pouvoir central, la fin tragique de Don Juan sombrant dans le puits sans fond creusé par son ignoble libido, même à l’heure du post-Matzneff, non, ça ne prend pas.
Le Covid-19, comme toutes les grandes pandémies avant lui – les pestes de jadis, la grippe espagnole, la tuberculose, le SARS, Ebola… -, a pour lui non seulement sa puissance de réel mais aussi, du fait des implications qu’il engendre, sa propre puissance de récit. Ce cumul réel + récit produit un effet captivant, la réalité se mêle au fantasme tandis que le fantasme sans cesse se réamorce dans la réalité, une réalité de surcroît instable, où tout change sans cesse et non toujours comme l’on voudrait. De quoi couper le souffle tout en l’alimentant jusqu’à la syncope. Dans ce scénario parfait, le réel est devenu à la fois lui-même et la fiction, le « dehors » chaîné au « dedans » et inversement.
Le Covid-19, en plus d’être un tueur, est un scénariste hors-pair. Quel récit nous offre-t-il ? Le récit de la peur, qui s’étend comme la nuit polaire sur la banquise en hiver. Le récit des désarrois de la puissance publique et des aléas de la logistique – que faire ?, quand ?, comment ?, en a-t-on les moyens ? Le récit de l’indifférence de masse au danger – allons voter, tous ensemble, en démocrates suprêmes, pour les Municipales, allons prendre l’air dans les parcs. Le récit des paniques : les riches remplissent leurs 4 X 4 et fuient avec leur famille vers leurs résidences secondaires, le gage de contaminations prochaines propagées en cascade dans tout le territoire par ces trois millions de « salauds de riches », tempêtent les The Rich People Bashers. Le récit de la lutte des classes ? Oui, le récit de la lutte des classes, réactivé dans sa version marxiste élémentaire : toute crise met à jour les inégalités sociales, rendues qui plus est extrêmes, cette fois, par trente ans de néo-libéralisme, et celle-ci mure dans son clapier le prolétariat racisé des banlieues. Sans oublier le récit de l’individualisme servant de fond de commerce mental au capitalisme tandis que l’on envoie au casse-pipe ces fichus fonctionnaires que le faux-citoyen libertarien, au cœur sec, conchie en temps ordinaire, parce que générateurs de taxes – les soignants, les pompiers, la police, les postiers.
Quoi encore ? Le récit de l’organisation domestique et du labeur à domicile, tout le monde à son poste derrière les volets clos des demeures où s’entasse la famille nucléaire. Le récit de la violence de genre, qui se déchaîne dans les alcôves confinées. Le récit de l’amour, parce que l’on s’aime tous, en tant que Nation, nous jurent le pouvoir et ses propagandistes de France Inter, ou parce qu’on s’aime en tête-à-tête – tant d’amour délivré, tant de torrents mielleux d’affection universelle et lénifiante pour son prochain malade et pour le genre humain blessé, c’est à en remercier le virus ! Le récit du complot, de l’activisme sournois du Dark Side of the World : qui a fabriqué le virus, l’Institut Pasteur, la Chine communiste, les États-Unis de ce fou de Donald Trump, Sanofi ?, à qui profite le crime sinon aux magnats de l’industrie pharmaceutique ? Si l’ennemi est invisible, des mains visibles le manipulent pour le pire et à leur avantage. Vous avez entendu sans doute cette information fournie par le FBI, dénichée sur la messagerie cryptée Telegram : le devoir de tout suprématiste blanc atteint du coronavirus est d’aller cracher dans les quartiers où vivent gens de couleurs et immigrés, cracher non seulement à tous les vents contaminants mais mieux encore, jusque sur les poignées de porte et les touches des téléphones publics et des distributeurs de billets, au creux de ces périmètres pour sous-hommes. Le récit de l’économie : ne nous avait-on pas dit, de celle-ci, qu’elle avait pris le pas sur le politique lors même qu’avec le Covid-19, c’est bel et bien l’inverse qui se produit ?, doit-on s’attendre à des faillites en cascade ?, que deviennent les petits employeurs à qui on pourrait ne pas reconnaître le chômage partiel ? Le récit écologique : on y est, cela devait arriver, deux siècles de Révolution industrielle et d’irresponsabilité du capitalisme mondialisé et nous voilà au seuil du Big Collapse, la Planète déraille, les virus libérés du permafrost par le réchauffement climatique commencent leur horrible travail de destruction plénière de l’humanité. Récit du nationalisme : fermez aux étrangers ces frontières que nous ne saurions voir, l’étranger, le voilà le vrai virus. Récit du futur : après le Covid-19, rien ne sera comme avant, il faudra tout mettre sur la table, il faudra faire les comptes, il faudra se demander : « Où avons-nous failli ?, qui a failli ?, que faire des responsables ?, y aura-t-il renouveau de la gouvernance mondiale ou repli de chacun chez soi ?
Enfin, le récit du récit : on n’a jamais parlé autant, sur les plateaux télé où l’on se tient prudemment à quelques mètres les uns des autres, sur les réseaux sociaux, personne au fond ne sait rien mais tout le monde a quelque chose à dire. Empire de la chronique.
Un récit total, faut-il croire, qui embrasse toute la vie et ses formes d’organisation, de mentalisation, de projection, et qui, parions-le, sera encore dans nos têtes lorsqu’aura pris fin le déploiement dévastateur de la pandémie.
La dernière, dans la liste, des aptitudes du Covid-19 en matière de captation, de sidération et de moulage du champ, par lui jumelé, du réel et de la culture ? Son emprise sur les récits à venir. Le virus est aujourd’hui ce chroniqueur hors pair que l’on vient de décrire et il le sera demain aussi. Soyons sûrs qu’une fois la pandémie évanouie, nos esprits seront encore surchargés de celle-ci à travers le souvenir, le travail de deuil, la remémoration d’une période extraordinaire de notre vie, au rythme des suicides, post-traumatisme oblige. Soyons sûrs, non moins, qu’un large pan de la production culturelle ne manquera pas de nous rappeler ce que fut l’ère compliquée du Covid-19. Des romans, des films, des pièces de théâtre, de la poésie, des tableaux, des performances, des bandes dessinées… Dans cette chronique à venir, on trouvera des organisateurs, des héros, des lâches, des indifférents, des trouillards, des munichois et des anti-munichois. Y seront mis en scène des actes hauts et des actes bas. Le « dehors », le réel, sera redevenu paisible, sans doute, mais notre « dedans », lui, ne trouvera toujours pas la paix de l’autonomie.
Un « dedans » contaminé, comme on le verra bientôt. Un « dedans » soumis à la tyrannie d’un « dehors » demeuré traumatisant en dépit du retour à la normale, lors même que le temps sera revenu à la fiction.